Week-end à Sarajevo


De grosses turbulences en arrivant à Munich ce vendredi vers 19h. Descente de l'avion dans les nuages. Arrivée sur la piste sans visibilité. Nous traversons l'aéroport pour prendre la correspondance vers Sarajevo. Vol beaucoup plus calme, avec une hôtesse et un steward charmants. Des archétypes de leur métier. Elle, petit nez retroussé et chignon blond dans son tailleur bleu marine. Lui, sourcils épilés et voix de fausset.

Sarajevo
se dessine dans la vallée, au crépuscule. Piste courte et engoncée entre les habitations : impression d'atterrir dans un pâté de maisons. Petit aéroport désert.




Un "driver" nous accueille avec une petite feuille. Baraqué dans un tshirt moulant, cheveux gominés en arrière, il nous conduit à l'hôtel. Hall énorme, aux allures de décors de James Bond. L'hôtel, 15 étages, ouvert en septembre 2008, s'érige à la place d'une tour détruite par les bombardements.




La bière locale, amère.


Originalité de cet hôtel (jamais vue par personne de l'équipe nulle part dans le monde) : la commande à l'extérieur de l'ascenseur. Dans la cabine, aucun bouton à part "alarme".



22h30. Restaurant de l'hôtel. Panoramique et tournant, situé au 15 étage. Eclairage tamisé au maximum pour distinguer à la fois le contenu de l'assiette et la ville la nuit.





Notre contact local, Sanja, nous désigne un boulevard. Rien de très frappant. Deux lignes de lampadaires le délimitent dans l'obscurité. Il s'agit en fait de Sniper Alley, l'artère où la population et les forces de maintien de l'ordre devenaient des cibles quotidiennes.
Les snipers, souvent des mercenaires, recevaient des primes à la victime : pour une jeune fille ou une fillette, double prime, car cela faisait une mère potentielle en moins. Des dizaines d'enfants sont morts sur ces trottoirs, d'une balle dans la tête. En tout 1500 enfants ont été tués pendant le siège de Sarajevo, de 1992 à 1996.
D'après Sanja, si les forces de l'OTAN encore basées dans la région partaient, la guerre reprendrait. Le risotto prend soudain un drôle de goût. Et les heures qui vont suivre aussi : l'image-écran de la guerre se superpose en permanence sur ce que l'on voit. Image-écran créée par les images d'actualité de l'époque, mais aussi réactivée par les traces laissées par le conflit.


Le centre-ville ottoman





Samedi matin, 5h30. Le jour se lève doucement, encore frais. La ville est déserte. La lumière de l'aube éclaire la brume matinale et révèle progressivement les détails de l'endroit. Nous nous trouvons proche du quartier turc. Ce quartier "historique", composé d'échoppes, de fontaines de bois du XVIème siècle, de petites mosquées ombragées, de marchés de poche, constitue aussi le quartier touristique.
Plusieurs ponts enjambent La Miljacka, dont celui-ci, où fut tué en 1914 l'archiduc François Ferdinand. Plus loin, un bar a pris possession d'un autre pont, les tables posées au-dessus de l'eau.
Vers 6 h, les premiers passants. Des employés de bureau se rendent à leur travail. Un groupe de jeunes filles un peu punk, minijupes noires et blousons cloutées, rient fort, zigzaguent un peu et montent dans un taxi. Une voiture noire s'arrête à notre niveau. Un homme en costume gris satiné en sort, l'œil chargé. Nous scrute. S'éloigne.




1895 : Sarajevo, première ville d'Europe à faire circuler un tramway.
1992 : après 113 ans de service, le tramway de Sarajevo reste en activité le premier mois de la guerre, conduit par des chauffeurs bénévoles. Puis les bombardements et les tirs interrompent le trafic pendant 22 mois.





La colline Vratnik



Une route raide, en lacets, nous mène sur une des collines encerclant la ville.


En partie en ruines, perchée au sommet de la colline Vratnik, la vieille forteresse ottomane Bijela Tabija.


D'un côté, elle surplombe le défilé creusé dans la roche par la rivière Miljacka. Une position en hauteur, pour interdire toute invasion en provenance des montagnes de l'Est.


De l'autre côté s'étend, d'est en ouest, Sarajevo, 400 000 habitants, partagé par cette même Miljacka. C'est le meilleur endroit pour saisir les 3 quartiers d'un seul coup d'œil. Sanja, juchée sur un bloc de pierre éboulée, nous les décrit de la main, comme sur un plan.

Au premier plan en contre-bas, les maisonnettes en torchis et les ruelles pavées du vieux centre-ville ottoman, qui grimpe sur les collines en quartiers campagnards et animés.

Ensuite, les façades sculptées des immeubles néoclassiques en pierre de taille de la ville austro-hongroise dont le centre est occupé par les cathédrales catholique et orthodoxe.

Enfin, le béton armé des HLM et des équipements sportifs bâtis par le communisme yougoslave qui organise les Jeux olympiques d'hiver en 1984. C'est dans ce quartier que se situe notre prochaine prise de vue. Nous redescendons donc dans la ville, sous un soleil de plomb.





Le béton communiste



Le soleil tape fort. Autour de nous, des immeubles couverts d'impacts. Nous sommes garés sur le trottoir de Sniper Alley, près d'un stade de foot aux grillages perforés par les obus.







Au pied d'une de ces tours, plusieurs personnes viennent nous voir, curieuses de cette équipe affairée autour d'une caméra. Une jeune fille dégingandée, en survet rose, montée sur rollers. Quelques vieilles dames et vieux messieurs, cabas à la main, échangent deux mots avec les techniciens bosniaques. Trois petits garçons, ballons sous le bras. Soudain, un homme sort de son petit magasin de cordonnier.
Gueule cassée sous sa casquette, il nous apostrophe violemment. Sanja l'écoute, lève les yeux au ciel et nous traduit : "Vous, les étrangers, vous auriez pu arrêter la guerre à l'époque. Mais vous nous avez laissé tomber. Et maintenant, vous venez voir les dégâts. Allez voir à Mostar, c'est encore mieux, c'est encore plus détruit." Il entre dans sa boutique, claque la porte et nous observe avec colère.
Sanja nous parle comme si elle s'excusait en son nom, mais que dire ? Comment ne pas comprendre cette réaction ?





La production locale nous a monté en un tour de main une cantine au pied de ces tours. Déjeuner surréaliste, dans ce décor si proche de la guerre, mais dans une ambiance de pause conviviale et chaleureuse. Quatre tables de bois recouvertes de nappes blanches. Une entrée de petites bouchées de poulet, de fromage, d'épinards. Un goulash avec du riz. La petite salade habituelle tomate, chou, concombre. Des fruits.





Juste à côté de cette caserne pulvérisée, où paraît-il Tito prenait ses quartiers, se trouve un terrain de tennis flambant neuf.




La ville austro-hongroise








Sur les hauteurs


L'un des cimetières musulmans qui couvrent les pentes des collines.





Un fortin désaffecté.



Un travelling dans la forêt, pour cadrer la ville dans son ensemble sous la belle lumière du soir.








Ce soir-là, Sanja a prévu un dîner dans le centre, dans un restaurant réputé. Taxis. Par la fenêtre ouverte, découverte de Sarajevo la nuit, par les rues les plus animées. Trottoirs des samedis soirs : couples, bande d'amis, tenues extrêmement diverses, voiles sur la tête, robes courtes ou talons aiguilles. Nous arrivons avec 1/4 h de retard. Porte close. On nous dit que l'heure est passée. Remontons dans les taxis, retour à l'hôtel : le conducteur nous confirme que la vie nocturne n'est plus ce qu'elle était avant la guerre.
A l'hôtel, Sanja nous décrit sa jeunesse, un verre de vin du Montenegro à la main. Alors étudiante en musique à Sarajevo, avant de s'installer à Belgrade, elle nous parle d'une ville créative, baroque, effervescente. Littérature, cinéma (Kusturica est originaire de la ville), musique.

Le lendemain matin







Dimanche midi, retour à Paris via Munich.




Aleksandra, jeune femme originaire de Tuzla, qu'elle a quitté à cause de la guerre, me demande des nouvelles du voyage. Avant le départ, elle m'avait donné de bonnes adresses sur place, où je n'ai pas eu le temps d'aller.
Je lui raconte, lui montre les photos. Elle me dit qu'elle parle tous les jours au téléphone avec ses amis de Sarajevo. Qu'elle s'y rend deux ou trois fois par an.
Que chaque premier mercredi du mois, la sirène des pompiers, en France, lui rappelle celle qu'elle a connue petite fille. L'alerte aux bombardements.



Pour aller plus loin

Bosnie sur le net : http://www.dzana.net
Cinéma : liste de films liés à Sarajevo
Livres et disques liés à Sarajevo
Plus de photos : site d'Eloïse Bollack, reporter
Résumé : l'histoire de la ville, les JO de 1984 et le siège, sur une seule page très claire
Sniper Alley : article paru en 1995 dans l'Humanité
Tramway de Sarajevo : une légende brinquebalante